Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Quartier proche

19 juillet 2005

Je ne revis Matthieu qu'à deux occasions,

Je ne revis Matthieu qu'à deux occasions, lorsqu'il vint me voir pendant les vacances scolaires d'automne et d'hiver. La distance était difficile à tenir, autant pour lui que pour moi. Nos retrouvailles furent précieuses, mais la séparation avait rapidement fait de l'ombre à la courte histoire que nous avions en commun, et la vie de chacun avait repris ses droits. Les appels se firent toujours plus rares, les courriers également, et Matthieu m'annonça au printemps ne pas pouvoir venir me voir. Je n'eus pas besoin d'insister pour comprendre.

Mes parents et moi avions recommencé notre vie dans cette ville nouvelle. Il me fallut plusieurs mois pour comprendre tout ce qui s'était passé avant notre départ, et saisir la portée des révélations que m'avait faites ma mère. Ce n'est que près d'une année plus tard qu'un soir, alors que j'étais resté seul à la maison avec lui, mon père s'était décidé à me parler. De tout ce qu'il avait dû encaisser, de tout ce qu'il ressentait pour moi et pour ma mère. Plus que jamais, il était et resterait mon père.

L'autre, le géniteur, Yvon, ne nous donna pas de nouvelles. Bien des années plus tard, nous apprîmes par un oncle lointain qu'il avait quitté la verrerie pour se mettre à son compte et qu'il avait échoué. Il vivait misérablement et dépensait ses maigres allocations en quelques jours à peine dans les bars de son quartier.

Le même oncle nous apprit également que Nicolas s'était marié et qu'il avait repris en main la ferme de sa mère.
Mes parents firent quelques fois le trajet pour retourner « là-haut », je refusais à chaque fois de les accompagner. J'avais réussi mon bac et avais commencé des études de droit, sans grande conviction. J'allais prendre un appartement en ville et sans être vraiment attaché à cette dernière, j'en avais fait par défaut, ou par dépit, mon seul univers, mon refuge. J'appréciais les soirées étudiantes et les sorties nocturnes, et aimais me perdre le week-end dans les vapeurs de l'alcool et la fumée des cigarettes. Je finissais souvent mes nuits seul, à danser les yeux dans le vide, au fond d'une discothèque désertée, avant qu'un serveur ne vienne me demander de partir. D'autres fois, je repartais plus tôt avec un garçon. Juste un corps à serrer.
Un matin, alors que je me réveillais chez un de ces amants de passage, dans le trouble de mon demi-sommeil, je vis un visage penché sur moi, qui me regardait en souriant. Sur ce visage m'apparurent les traits d'Olivier et de Matthieu, entremêlés.
Aujourd'hui encore, je les revois quelquefois dans un geste ou un visage inconnu, et mon cœur se serre dans un vertige sans nom, alors qu'un nuage vient obscurcir le ciel dans la lumière de l'été finissant. Et chaque année, septembre est assassin.


Publicité
16 juillet 2005

La boucle se refermait. Je revis le lieu où

La boucle se refermait.
Je revis le lieu où Olivier avait grandi. Sa mère m'avoua avoir mis du temps avant d'oser vider sa chambre et en faire une pièce nouvelle. Elle était contente de me voir, et me le dit. La sœur d'Olivier était absente. Son père ne donnait plus signe de vie.
Je ressentis dans les propos de cette femme usée une incommensurable lassitude. Sa fille, voilà ce qui la poussait à tenir encore.
Nous parlâmes à peine d'Olivier, et surtout pas de sa disparition. Je ne voulais pas savoir. Peut-être n'y avait-il rien à savoir.

Je repartis avec le soulagement d'avoir accompli ce que j'aurais dû accomplir depuis longtemps déjà. Simplement revenir ici où j'avais disparu un matin. Simplement être là et offrir un instant de ma présence à cette femme.

Une année s'achevait, la boucle se refermait comme un ruban de Moebius.


Nous devions partir le vendredi soir pour arriver à destination le samedi à l'aube.
Le matin, un camion de déménagement vint emporter les cartons et les meubles. Je laissai mes parents dans la maison vide et pris mon vélo pour retourner une dernière fois chez Matthieu.

Plusieurs fois, alors que nous étions dans sa chambre et essayions de discuter calmement, je ne pus m'empêcher de le serrer brusquement dans mes bras.
D'autres fois, c'était lui qui cédait, et nos élans étaient entrecoupés de larmes. Puis Matthieu relevait les yeux et me souriait dans ses pleurs. Je prenais alors son visage dans mes mains et l'embrassais doucement, tentant de sécher ses larmes alors même que les miennes ne tarissaient pas.


La voiture était prête et attendait dans la cour. Mon père fixa mon vélo sur le toit. Je levai les yeux vers la fenêtre de ma chambre. Le ciel s'y reflétait. Il commençait doucement à rougir. Le soleil allait se coucher.

Alors que nous traversions les champs, le front appuyé contre la vitre, je regardais l'horizon et ce ciel dont les nuages s'effilochaient dans la rougeur du soleil couchant. Ces nuages en charpie ensanglantée, comme les derniers lambeaux de mon enfance que l'on m'arrachait du cœur.









15 juillet 2005

Je rentrai chez moi dans la matinée. Matthieu et

Je rentrai chez moi dans la matinée. Matthieu et moi avions passé une grande partie de la nuit à discuter et nous étions endormis très tard. La perspective de mon proche départ nous soudait avec plus de force encore et nous redoutions la séparation. Matthieu m'avait promis qu'il viendrait me voir dès qu'il le pourrait, et j'avais de mon côté la ferme intention de passer toutes mes vacances avec lui.

J'arrivai et trouvai la maison déserte. Je pris une douche pour chasser le sommeil qui engourdissait mon cerveau. Je devais rapidement trier et ranger dans des cartons toutes les affaires de ma chambre. Je me mis donc à la tâche et commençai de débarrasser mon bureau. Mes livres de classe, mes cahiers et feuilles volantes, mon agenda. Mon année de lycée, tout entière sous mes yeux. Je détachai du mur le dessin de la caverne et le regardai longuement.

C'était donc ça ? Ces illusions dont on m'avait bercé ? Ces silhouettes multiples qui se mouvaient autour de moi n'étaient pas celles que je croyais ? L'été qui s'achevait m'avait débarrassé de mes chaînes et m'avait conduit vers la lumière de la vérité. Tout près de la flamme qui projetait ces ombres sur le mur de ma vie. Je déchirai le dessin et le jetai avec quelques notes de  cours.

Le souvenir d'Olivier planait sur ces papiers désordonnés. Nos baisers volés dans les toilettes du lycée. Son corps que j'aimais étreindre, comme j'aimais désormais étreindre celui de Matthieu.
Olivier, qui m'avait brutalement été dérobé ce matin de lumière où j'avais disparu de ma propre vie, sur cette route inondée de soleil. Ce soleil éblouissant et cette peur, qui m'apparaissait aujourd'hui comme nimbée d'une blancheur laiteuse, atténuée, effacée, noyée dans l'évanouissement qui l'avait suivie et dont il me semblait ne m'être jamais vraiment réveillé.

Je descendis les escaliers en courant et enfourchai mon vélo. Je traversai les champs, pédalant à perdre haleine, pour atteindre rapidement le village où Olivier avait habité, et où sa mère habitait peut-être encore. À l'entrée du village, je n'eus pas un regard pour cette ferme sordide où vivaient Nicolas et sa mère. Simplement un frisson qui me parcourut le dos.
Essoufflé, j'appuyai mon vélo contre le mur de la maison. Devant moi, l'allée qui menait à la porte d'entrée devant laquelle je m'étais évanoui un an auparavant.
Le cœur battant, je sonnai à la porte.

14 juillet 2005

Il me rassura d'un petit sourire en coin et

Il me rassura d'un petit sourire en coin et remplit nos verres. Ce restaurant me rappelait les soirées que nous y avions passées peu de temps auparavant, et qui me ramenaient irrémédiablement à Nicolas et à sa présence menaçante.

Après m'avoir intrigué, ce garçon m'avait fait peur, m'avait énervé par son agressivité et sa maladresse. Aujourd'hui, je comprenais l'espèce d'emprise qu'il avait eue sur moi : il savait à mon propos quelque chose que j'ignorais. Il connaissait un élément essentiel de ma vie que l'on m'avait caché pendant près de dix-huit ans.
Je me rappelai ses premières tentatives d'approche, alors que j'étais encore au lycée… cette silhouette qui semblait me poursuivre, dans le bus, à pied sur la route, c'était lui. Et ce billet qu'il m'avait fait transmettre par le garçon de ce café, il y avait si longtemps, et que je n'avais pas lu. Peut-être aurais-je alors dû prendre la peine de l'écouter, peut-être aurais-je dû essayer d'aller vers lui. Ce garçon maladroit qui tentait de me dire quelque chose et que je fuyais… si j'avais su… si j'avais su tout ce qui devait suivre, alors je me serais empressé d'aller vers lui, et j'aurais lu son billet. Je me souvins des quelques mots que j'y avais déchiffrés. Et du prénom qui y apparaissait. Celui d'Olivier.

« Laurent, ça va ? »
La main de Matthieu sur mon épaule me sortit de ma rêverie.
« Oui, oui, pardon, j'étais ailleurs… à la vôtre ! »

Nous sortîmes tous les quatre du restaurant quelques instants plus tard. José devait aller en discothèque avec le patron, Matthieu et moi devions rentrer chez ses parents. Au moment de nous séparer, José me prit légèrement à l'écart et me serra dans ses bras.
« C'est sûrement la dernière fois qu'on se voit avant ton déménagement… prends soin de toi. » Il m'embrassa sur la joue et je le regardai partir dans la pénombre de la rue. Mon camarade de classe. Ses fous rires me reviennent encore aujourd'hui dans la lumière des souvenirs du lycée.


13 juillet 2005

Comme tous les vendredis soir, il travaillait au

Comme tous les vendredis soir, il travaillait au restaurant. J'arrivai alors que les derniers clients terminaient leur repas. José était là, attablé dans un coin de la salle, attendant certainement que Matthieu ait fini son service. À ma vue, un sourire illumina son visage et il se leva pour m'accueillir. Matthieu m'adressa un clin d'œil en passant près de moi pour aller servir le café à la dernière table occupée.

« Laurent, ça me fait plaisir de te voir !
- Salut José… moi aussi, ça faisait un moment.
- Je suis venu dévergonder Matthieu pour essayer de le traîner en boîte avec moi, tu vas peut-être pouvoir m'aider à le convaincre de venir ! Depuis qu'il te connaît, il est devenu un véritable moine !
- Oh, tu sais, j'ai pas vraiment envie de sortir, pour tout te dire. Alors imagine pour convaincre Matthieu ! Je ne sais pas ce qu'il a prévu, mais moi j'envisageais plutôt une soirée tranquille.
- Oh, ce que vous êtes rabat-joie, tous les deux ! Déjà un vieux couple ! »
José riait en disant cela, il semblait sincèrement se réjouir de nous savoir ensemble. J'ignorais si Matthieu lui avait raconté ce que j'avais appris au cours des derniers jours, José ne laissant rien transparaître.
« Ce déménagement, alors, c'est pour quand ?
- Justement, ce sera plus tôt que prévu… mon père a déjà trouvé une maison, on devrait partir avant la rentrée.
- Oh merde, déjà… et puis c'est vrai que tu repiques ta terminale… quelle poisse.
- Tu l'as dit… »

Les derniers clients se levèrent après avoir payé, et j'aidai Matthieu à fermer le restaurant. Une fois la devanture baissée, il me donna un baiser sur les lèvres. Le patron sortit de la cuisine et vint me faire la bise.
Nous nous assîmes à la même table, autour d'une bouteille de champagne que Matthieu s'empressa de déboucher. Je lui jetai un regard inquiet.


Publicité
11 juillet 2005

Tout allait se précipiter. Mon père nous annonça

Tout allait se précipiter. Mon père nous annonça avoir trouvé une maison qui serait disponible rapidement. Nous pourrions partir avant la rentrée scolaire, ce qui serait bien plus pratique. Mon père avait déjà entamé les formalités administratives nécessaires pour son entreprise et mon inscription au lycée, et il ne devrait pas être trop difficile à ma mère de retrouver un poste de secrétaire dans un des lycées privés de la ville, grâce aux contacts que son père y avait entretenus. Mes parents mettraient la maison en vente dès le lundi matin, le reste n'était plus qu'une question de jours.

Je ne protestai pas. Après tout, j'avais attendu ce départ avec impatience moi aussi. Mais la perspective de me séparer de Matthieu me rongeait.

Nous étions tous les trois attablés à la cuisine et mangions en silence. Mon père était visiblement apaisé, et nous racontait par bribes quelques détails de la vie qui nous attendait là-bas. Il avait trouvé la ville agréable et dépaysante pour nous qui n'avions connu finalement que la promiscuité de ce quartier.
Après le repas, je m'éclipsai dans ma chambre et envoyai un message à Matthieu. Sa réponse ne se fit pas attendre, et le soir commençait de tomber lorsque je pris mon vélo pour me diriger à nouveau vers la ville.

11 juillet 2005

Alors que les bouteilles défilaient devant moi,

Alors que les bouteilles défilaient devant moi, je ressentis à nouveau cette vague mélancolie qui m'avait envahi quelques jours plus tôt. L'été touchait à sa fin, et j'avais moi aussi le sentiment d'arriver au bout de quelque chose. Je touchais à ma fin. Mais comme les bouteilles qu'apportait sans cesse le convoyeur et qu'il fallait bien continuer de trier, tout continuait pourtant, il le fallait. Rien ne s'arrêtait pour moi, ce serait peut-être simplement différent désormais.

Je quittai la verrerie sans me retourner.
Sur la route, une dernière fois, mais sans appréhension cette fois-ci, sans peur au ventre ni soulagement. Juste palpable au fond de moi, cette immense lassitude, cette usure, épuisante sensation d'interminable fin.

Mon père devait rentrer en fin d'après-midi. Je rangeai mon vélo dans le garage et entrai dans la maison. Ma mère triait de vieilles affaires qu'elle jetait dans un grand sac. Je montai prendre une longue douche et tombai sur mon lit.
Je détestais l'été.

Un bruit de moteur me tira de mon sommeil agité. Je me levai et regardai dans la cour en contrebas. Mon père descendit de voiture et je vis ma mère s'avancer vers lui pour l'embrasser alors qu'il s'approchait de la maison. Elle lui glissa immédiatement quelques mots, et le visage de mon père se teinta d'une légère inquiétude. Il leva les yeux vers ma fenêtre et son regard croisa le mien. Je lui fis un signe discret de la main.

Mon téléphone sonna pour m'annoncer un message. C'était Matthieu. Je pense à toi, je t'aime.

Je descendis les escaliers et me retrouvai face à lui.
« Bonjour papa. »
Il dut se contenir et je vis ses yeux s'embuer brièvement.
« Bonjour Laurent. »
Pendant que je l'embrassai, il posa la main sur mon épaule qu'il serra légèrement. Par la porte de la cuisine restée ouverte, je vis que ma mère nous regardait du coin de l'œil.

9 juillet 2005

Ainsi, il savait. Sa mère, aussi. La mienne bien

Ainsi, il savait. Sa mère, aussi. La mienne bien sûr, et mon père. Le nourricier et le géniteur. Et moi au milieu, ignorant tout de ce qui se jouait.

La semaine se termina lentement, marquée par le rythme du travail qui me semblait ralentir à mesure qu'approchait la fin de mon contrat. J'évitais de passer mes après-midis chez moi, préférant retrouver Matthieu en ville, où je partais à vélo directement à la sortie de l'usine.
Je ne savais plus quel comportement adopter vis-à-vis de ma mère. Elle-même semblait redouter mes réactions et se montrait discrète et gênée, embarassée. Je ne lui en voulais pas. Je ne réussissais qu'à éprouver simplement un peu de mépris pour Yvon, finalement. Comme si toutes ces révélations n'avaient presque aucune portée, je sentais simplement que j'avais été floué, trompé. Bercé d'illusions alors que tout autour de moi aurait dû me donner des indices. Mon monde ne s'était pas écroulé. Il s'était simplement fissuré, et je résistais encore à la faille béante qui s'était ouverte sous mes pieds. Je restais au bord, au-dessus du vide, et je contemplais le désastre de haut sans en appréhender l'étendue exacte. Mais il fallait bien qu'un jour je finisse par tomber.

Le vendredi, je me libérai péniblement des bras de Matthieu pour ma dernière matinée de travail. Je le laissai dormir et m'éclipsai rapidement. Il faisait froid dehors. J'enfilai un pull et enfourchai mon vélo dans cette nuit finissante qui annonçait la rentrée.

J'arrivai à la verrerie et attachai mon vélo sur le parking comme tous les matins depuis deux mois.
« Bonjour Laurent. »
Dans mon dos, sa voix. Je me figeai.
« Bonjour. »
Je refermai le cadenas et me tournai lentement tout en me relevant.
Il se tenait face à moi, penaud. Minable. Le regard interrogateur, plein d'angoisse et d'espoir.
« Tu sais maintenant… »
Non, je ne le méprisais pas. Il me faisait de la peine. Ses petits yeux noirs et brillants me scrutaient, à l'affût du moindre signe.
« Oui, je sais. »

C'était donc de lui que j'étais né. C'était de lui qu'était venu tout ce mensonge. De lui que j'étais un bâtard.

« Allez, on va être en retard. »
Nous traversâmes le parking en silence, lui légèrement en retrait derrière moi, et nous séparâmes sans un mot à l'entrée de l'atelier, où nos chemins se séparaient.

7 juillet 2005

Le ciel s'était couvert. Dehors, de lourds nuages

Le ciel s'était couvert. Dehors, de lourds nuages gris faisaient tomber sur la campagne un crépuscule prématuré. J'étais las, désireux d'en finir.

« Tu vois de qui je veux parler, je suppose…
Je ne sais pas exactement ce qu'il s'est passé entre eux, je crois que personne ne le saura jamais vraiment. D'après tout ce que j'ai pu entendre, Yvon avait déjà une liaison avec cette femme avant qu'elle ne soit veuve. Très vite, des rumeurs ont circulé et certains ont raconté que c'était lui qui avait tué son mari. Je n'en crois pas un mot, mais le fait est qu'Yvon était devenu assez suspect aux yeux de tout le village… ce qui ne l'a pas empêché d'aller s'installer chez elle. Nicolas est devenu très instable, très violent… il était partagé entre l'amitié qu'il portait à Yvon, et que ce dernier entretenait par des promesses que bien évidemment il n'a jamais tenues, et la douleur causée par la mort de son père et la suspicion qui planait sur Yvon. »

J'avais la sensation qu'une toile d'araignée était en train de se tisser sous mes yeux, sur mon corps, partout autour de moi, sur le village, les champs alentour. Abasourdi par cet invraisemblable scénario, je ne pouvais qu'écouter ma mère parler et parler encore, certainement libérée d'un poids qui n'avait fait que s'alourdir au fil des années. Je me sentais pris au piège, un piège gluant et glauque aux relents putrides.

« Un an plus tard, alors que ton père et moi ignorions tout de cette histoire, Yvon a quitté la mère de Nicolas. Il est parti s'installer en ville, dans son appartement. Je ne sais pas… les crasses… les… saloperies qu'il a pu faire à cette femme, ou les promesses en l'air, je ne sais pas… tout ce que je sais, c'est qu'il l'avait mise au courant, pour toi… il lui avait parlé de toi… et un jour où tu n'étais pas là, elle est arrivée ici en furie et a tout déballé. »

Je revis la mère de Nicolas, cette femme forte qui sentait la transpiration dans sa blouse élimée. Je me demandai avec stupeur ce qu'Yvon avait bien pu faire avec elle, en quoi il avait bien pu abuser d'elle… de l'argent, sans doute ?

« Bien sûr, ton père n'en a pas cru un mot sur le moment. Il l'a poliment renvoyée chez elle en lui demandant de se calmer. Et puis le doute s'est installé. »

Une lourde pluie commençait de s'abattre sur la maison. Ainsi, mon père n'avait appris la vérité que récemment, puisque les événements que me relatait ma mère dataient de trois ans à peine. J'avais quinze ans alors, quatorze peut-être.

« Alors un jour, on a parlé. Il m'a fait part de ses doutes, et je n'ai rien nié. Tu ne peux pas t'imaginer comme cela a été difficile… les mois qui ont suivi, en particulier, où nous avions d'interminables discussions, des nuits entières. Ton père a été exemplaire. Malgré le choc de la découverte, malgré la colère qu'il a éprouvée, et quoi de plus normal, il était hors de question pour lui de remettre en cause les années qu'il avait passées à t'élever et à t'aimer comme son fils. Lui et moi avons décidé de ne rien te dire. Nous voulions te protéger… et puis Yvon a encore tout gâché… »

Je devinais la suite sans trop de peine. C'est à cette époque qu'Yvon avait rencontré la jeune femme qui lui avait donné son fils, Mathieu. Puis elle était partie, et les ennuis financiers avaient commencé pour lui. Je comprenais maintenant les innombrables visites de mon oncle à la maison, la mauvaise humeur de mon père et sa sévérité à son égard… et les discussions que je surprenais entre ma mère et mon oncle dans la cuisine…

« Yvon menaçait simplement de te dire la vérité si ton père ne lui prêtait pas d'argent. »

Je ne pus m'empêcher de me rappeler les rares fois où, enfant, Yvon m'avait consacré quelques heures pour jouer avec moi, lors de réunions de famille. Ce jeune homme, que je considérais comme un cousin, et qui des années plus tard m'était apparu comme un gamin immature et irresponsable mais pour lequel j'avais toujours de l'affection… j'étais le fils de ce lâche qui m'avait utilisé pour extorquer de l'argent à mon père… je n'en revenais pas.

« Tu comprends maintenant, il t'a fait entrer à l'usine comme pour se faire pardonner, tout comme il l'avait fait pour Nicolas… je savais que j'aurais dû lui dire non. »

Il faisait presque nuit. En plein après-midi, et la pluie battait, battait. Il me semblait entendre la voix de Nicolas qui criait dans le lointain.

« Petit bâtard ! »


6 juillet 2005

Au bout de cette même route toujours recommencée,

Au bout de cette même route toujours recommencée, je trouvai ma mère attablée à la cuisine, une cigarette à la main.
« Bonjour Laurent. »
Un sourire empreint de gêne se dessina timidement sur son visage.
« Tu vas bien ?
- Ça peut aller, j'ai pas beaucoup dormi et je me suis levé tôt… et toi ?
- Pas beaucoup dormi non plus. Mais ça va, ne t'en fais pas. C'est surtout pour toi que je m'inquiète, tu sais… »
Elle tira une longue bouffée et écrasa nerveusement sa cigarette dans le cendrier posé sur la table.
« Tu dois avoir faim. Je vais te préparer quelque chose. »

Alors que je finissais distraitement de manger, elle releva le store de la fenêtre et vint s'asseoir à mon côté. Elle fit mine de poser la main sur mon bras mais se ravisa.
« Encore une fois, tu sais le principal maintenant. Le reste n'est qu'une histoire sordide, qu'il faut quand même que je te raconte pour que tu puisses comprendre certaines choses importantes. Mais sache juste ceci : ton père t'a toujours aimé comme son propre fils, comme sa propre chair, même après… même lorsqu'il a su la vérité.
- Je le sais, je m'en rends bien compte. »

Je revis soudain une scène de mon enfance, un souvenir lointain, une image plutôt qu'une séquence. Je jouais tranquillement sur le sol du salon, baigné par la lumière du soleil. Je devais avoir quatre ou cinq ans. Un homme grand et imposant entrait dans la pièce, et se dirigeait vers moi pour me tendre un ours en peluche avec un sourire maladroit. Ce sourire m'apparaissait tout à coup comme brouillé par une ombre, une présence invisible. Comme un malaise. Tout indiquait en lui que quelque chose n'allait pas. Je continuais de m'amuser seul sans me préoccuper de ce nouveau jouet.

« Quand et comment papa a-t-il été au courant ? »
Ma mère se raidit sur sa chaise et poussa un long soupir.
« Yvon et moi avions donc décidé de garder le secret. Tu peux comprendre que ce n'était pas vraiment un choix, mais plutôt une nécessité dictée par la peur… peur de la réaction de ton père, peur de nos familles…
Comme je te le disais hier, Yvon et moi ne nous fréquentions plus. Ton père et moi avions déménagé ici peu après ta naissance, et j'avais arrêté de travailler au lycée pour m'occuper de toi. Les moments que je passais seule avec toi étaient les rares instants où je pouvais ne plus penser à ce mensonge permanent… dès que ton père était là, je me sentais rongée par la peur, par les remords. Lui ne semblait rien remarquer, et j'arrivais à donner le change.
Puis les années ont passé… nous vivions finalement comme n'importe quel couple, et je peux t'assurer que l'amour de ton père avait presque réussi à me faire oublier ces turpitudes. Nous étions heureux ensemble, et de voir le bonheur que ta présence lui apportait avait réussi à me combler. La suite, tu la connais, puisque tu as vécu tout cela avec nous…
De son côté, mais j'en ignorais tout à l'époque, Yvon fréquentait une femme de son village. Une jeune femme qui venait de perdre son mari et vivait seule dans une ferme, avec son fils. Toi, tu avais quatorze ans à ce moment-là. »

Je me rappelai immédiatement la discussion que j'avais eue avec José quelques semaines auparavant. Au sujet d'Olivier. De Nicolas. Et de la mort du père de Nicolas. « Il y a deux ou trois ans », m'avait dit José. Il n'était pas si loin que ça.


« Continue. »

Publicité
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 > >>
Archives
Publicité
Publicité