Elle était au salon, dans une semi-obscurité due
Elle était au salon, dans une
semi-obscurité due aux volets fermés. Assise sur le canapé, elle
feuilletait de vieux albums de photos qu'elle avait retrouvés en
faisant les cartons. Sur la table basse, quelques photos éparpillées
nous montraient tous les trois, dans des lieux dont je n'avais aucun
souvenir.
Ma mère leva les yeux.
"Oui. Je t'écoute."
Je
m'assis dans le fauteuil qui faisait face au canapé. Je respirai un
grand coup. Je n'avais rien préparé, ne savais par où commencer.
"Je...
il s'est passé beaucoup de choses ces dernières semaines, et...
enfin... voilà, j'ai parlé à Yvon l'autre jour et il m'a dit que tu
étais au courant de choses que lui ne pouvait pas me dire, et qu'il
fallait que je t'en parle. Voilà."
Sa réaction fut à peine
perceptible. Les paupières légèrement baissées, elle semblait s'y
attendre depuis longtemps. Même s'il n'était pas visible, ou parasité
par l'appréhension, son soulagement était palpable.
"Laurent...
tu as raison, ça ne pouvait plus durer longtemps comme ça... ton père
et moi avons cherché à te protéger le plus longtemps possible. Mais tu
es en droit de savoir la vérité maintenant. C'est difficile pour moi,
je te le dis.
Mais je vais tout te raconter, aussi sincèrement que
je le peux, pour que tu puisses comprendre, ou si tu ne comprends pas
tout de suite, que tu puisses le comprendre plus tard peut-être.
Quand
j'ai rencontré ton père, il y a vingt ans, je n'avais jamais connu
d'autre homme. J'avais bien eu quelques flirts, comme on disait à
l'époque, mais rien de sérieux, rien de durable. J'attendais un peu
l'homme idéal qui viendrait me sortir de ma petite vie d'étudiante bien
rangée. J'ai donc rencontré ton père, mais ça on te l'a déjà raconté,
dans les bureaux de l'université où il travaillait pour financer ses
études. Il avait vingt-cinq ans, achevait des études
de droit et s'occupait d'une association d'étudiants qui organisait des
sorties culturelles, et à laquelle je m'étais inscrite. Moi, à
vingt-deux ans, je passais ma maîtrise et envisageais de devenir prof.
Nous
nous sommes donc revus régulièrement, lors de nos sorties au cinéma ou
au musée, jusqu'au jour où l'association a réussi à organiser un voyage
d'une journée à Paris pour la fin de l'année. C'est dans le bus,
pendant le trajet du retour, que ton père et moi..., enfin, c'est là
qu'il m'a embrassée pour la première fois.
Nous avons donc
continué de nous revoir, une fois l'année terminée, et ton père m'a
invitée à venir passer quelques jours chez ses parents, dans la ferme
que tu as connue étant petit, celle de tes grands-parents.
C'était
presque trois ans avant ta naissance. Moi qui n'était jamais sortie de
ma petite ville, je découvrais la campagne. Je suis restée une semaine
chez eux. Les parents de papa étaient très gentils avec moi, et j'ai
fait connaissance avec ses frères et sœurs. Ta tante Françoise, qui
avait deux ans de plus que lui, qui est morte très jeune et dont tu ne
te rappelles certainement pas, et Yvon. Yvon était bien plus jeune que
ton père, il avait à peine dix-sept ans à l'époque, sa naissance
n'avait pas vraiment été désirée et il était un peu le "bon à rien" de
la maison. Avec moi, il était toujours très gentil, il me faisait rire.
Deux
ans plus tard, ton père et moi avons pris cet appartement en ville, où
nous t'avons emmené une fois. Mon père m'avait fait embaucher au
collège privé de la ville, comme secrétaire en attendant de pouvoir
peut-être y enseigner, et ton père était rentré dans l'étude de
notaires où il a travaillé jusqu'il y a dix ans, tu ne t'en souviens
peut-être pas.
On était très heureux tous les deux. On avait eu
beaucoup de chance : lui de pouvoir faire ces études alors qu'il venait
de la campagne, moi parce que mon père avait des relations bien placées
dont il me faisait bénéficier.
On allait régulièrement rendre visite
à mes parents et aux siens. Dans sa famille, ton père passait vraiment
pour celui qui avait réussi, tu sais, même si son père lui reprochait
sans le dire d'avoir quitté la ferme. On était toujours accueillis à bras ouverts.
Mes parents l'aimaient bien aussi, bref tout allait pour le mieux."