J'aperçus effectivement, à l'orée du village,
J'aperçus effectivement, à l'orée du
village, cette modeste fermette de brique rouge, comme une dernière
borne avant l'horizon infini des champs. Je savais que si je bifurquais
vers la droite, je devrais passer devant la maison où habitait
certainement encore la mère d'Olivier. Je continuai donc sur ma lancée
et m'approchai de la ferme.
Les volets étaient fermés sur la plupart
des fenêtres. La cour était presque déserte, seules quelques poules en
parsemaient le pavé.
Nicolas et sa mère devaient être en train de
manger, certainement. Je déposai mon vélo contre un fourré voisin et me
rapprochai encore. La lourde grille métallique rouillée était
entrouverte. Au fond, le bâtiment qui devait servir de logement était
flanqué de deux imposantes bâtisses décaties. Je pénétrai prudemment
dans la cour, et une forte odeur de purin vint agresser mes narines.
L'un des deux bâtiments latéraux abritait au moins deux chevaux, et
quelques lointains bêlements de mouton me parvenaient à intervalles
réguliers.
Je rebroussai soudainement chemin et sortis
rapidement pour rejoindre mon vélo. Je n'aimais pas ce silence, cette
ambiance pesante et menaçante. J'avais toujours eu une peur irraisonnée
des fermes et des animaux, depuis tout petit. Je me baissai pour
ramasser mon vélo, l'enfourchai et fis demi-tour au milieu de la route
pour repartir dans le sens opposé, ne souhaitant pas traverser le
village. Une voiture arrivait au loin, face à moi. Craignant de voir
arriver Nicolas et sa mère, je refis demi-tour et me dirigeai vers le
village.
Je n'y étais pas revenu depuis la disparition
d'Olivier. Je le traversai rapidement et pris soin de regarder droit
devant moi en passant devant sa maison. La chaleur était écrasante, le
silence étonnant.
Je franchis à toute vitesse les derniers champs qui me séparaient de chez mes parents.
Une fois arrivé, je
montai les escaliers quatre à quatre et posai un disque sur la platine de ma chambre, puis montai le volume au
maximum pour pouvoir l'entendre depuis la salle de bain. Je me
déshabillai rapidement et me précipitai sous la douche. Laissant l'eau
fraîche dégouliner sur ma tête, je calculai le nombre de semaines qui
me séparaient de la rentrée, puis de notre départ. À peine cinq
semaines.
Il me tardait de partir pour laisser derrière moi cette longue année sombre et éprouvante.
Alors
que je me séchais, je me regardai dans le miroir. J'avais vieilli.
Depuis cette rentrée de septembre où j'avais serré la main de José
comme les années précédentes, j'avais appris, j'avais compris certaines
choses qui ne me concernaient pas jusque là. J'avais appris la peur et
la douleur, puis le combat quotidien que j'avais à livrer.
La
musique me parvenait toujours de ma chambre et donnait à mes gestes
quotidiens un aspect inattendu, comme un cérémonial. J'explorai
longuement mon corps dans la glace. J'avais maigri. Mon cou aux veines
saillantes. Mes épaules tombantes. Mon torse maigre aux côtes
légèrement apparentes. En dessous, mon ventre dont le bas dessinait ces
lignes fines qui convergeaient vers mon pubis. Mon sexe flasque et mes
cuisses droites campées sur des mollets rendus saillants par mes
innombrables trajets à vélo. Et mes longs bras ballants qui pendaient
sur les côtés. Mes cheveux avaient poussé, soulignant la maigreur de
mon visage. Je scrutai ce dernier en m'approchant de la grande glace.
Je fus frappé d'y reconnaître les traits de mon père. Troublante
impression pour moi qui n'avais jamais porté la moindre attention à ce
type de détails et qui reconnaissais soudain sur mon propre visage les
traits de celui qui m'avait donné la vie.
Je sursautai et ne pus
m'empêcher de pousser un petit cri lorsque une silhouette se profila
derrière moi dans le reflet du miroir.